Vous connaissez mon naturel enjoué et guilleret. Je peux cependant vous dévoiler une technique infaillible faisant chuter instantanément mon humeur. Petite étude de cas.
Par une belle journée de printemps, profitant des premiers beaux jours, je me rends au parc avec mon fils. Je rayonne la joie et l'optimisme. Soudain, c'est le drame: dans un instant de naïveté, je m'oublie et détourne le regard vers la vitrine d'un agent immobilier. J'y lis quelques chiffres. Mon visage s'assombrit. Mes mâchoires se serrent. L'après-midi est foutue.
Ou encore: une soirée super-sympa avec de bons potes. On a bien bouffé, un repas sévèrement arrosé et on attaque le digestif en refaisant le monde. Bêtement, l'alcool aidant, on oublie le règlement tacite: ne jamais parler d'immobilier. L'ambiance retombe. Les regards se font sérieux et se perdent dans le lointain. La soirée est finie.
Dieu sait que je suis prompt à m'enflammer sur tous les sujets qui choquent ma conscience sociale. Mais les prix de l'immobilier présentent une grande originalité. C'est en général en pensant aux autres que je me scandalise, en me mettant ceux qui n'ont pas la chance d'avoir une situation aussi confortable que la mienne, et qui se retrouvent exposés à divers aléas que je trouve injustes.
Pour ce qui concerne l'immobilier, j'expérimente une frustration bien plus personnelle. Certes, la quasi totalité de la population en souffre aussi, et souvent beaucoup plus intensément que moi. Mais je dois avouer que ces considérations ne me parviennent qu'en seconde analyse. Ce que je ressens comme une évidence, dans une fulgurante immédiateté, peut être assez justement résumé comme suit: je l'ai dans le cul, chaque année plus profond, et je ne peux rien faire.
Le constat est banal: l'immobilier est hors de prix à Paris. Seulement, je trouve qu'on a trop tendance à considérer la chose comme une espèce d'immuable loi naturelle. On a tôt fait de trouver mille explications conjoncturelles (l'investissement dans la pierre en période de crise notamment), ou démographique (on est plus et donc c'est plus dur de trouver un appart' dans Paris). Plutôt que d'essayer de réfuter ces explications dans le détail (pour le plaisir: l'immobilier monte en temps de boom comme en temps de crise depuis 10 ans; la population a dû augmenter de 8% en 10 ans, tandis que les loyers grimpaient de 100%), j'ai deux grands arguments:
- On voit de tout dans les capitales. Berlin coûte 3 fois moins cher, Londres 3 fois plus cher (à la louche. ca dépend des quartiers, mais l'ordre de grandeur est celui-là). Va chercher une loi naturelle dans ces conditions!
- Surtout, je ré-attire votre attention sur l'édifiante courbe de Friggit que j'avais déjà incluse dans ce blog. Elle y montre que le prix de l'immobilier est resté constant par rapport aux revenus des ménages entre 1960 et 2000, et ce que ce soit à Paris, dans l'Ile de France ou en Province. Seule exception: une bulle à Paris, débutée en 1985, et dégonflée depuis la guerre du Golfe.
Quoiqu'il en soit, après une très longue période de stabilité qui semble démontrer l'existence d'un équilibre économique (on utilise raisonnablement x% de son revenu pour se loger), depuis 2000, c'est l'explosion. A Paris bien sûr (x1.9). Mais aussi en Ile de France (x1.8), et en Province (x1.7).
Alors, ami lecteur, quel plus beau dindon de la farce peut on imaginer qu'un ingénieur achevant sa formation en 2001? Et oui mon coco, si tu étais arrivé 10 ans plus tôt, tu aurais pu te payer sans trop de problème un joli 4 pièces à Paris. mais tu es né trop tard, et tu peux tout au plus rêver d'un deux pièces un peu branlant, avec un emprunt à 25 ou 30 ans!
Soyons sérieux deux secondes. Si un mec qui a le pot de sortir avec un diplôme très apprécié, et dont le salaire se trouve dans les plus haut percentiles du pays (ça veut dire qu'il est dans le top 5% ou quelque chose comme ça des revenus), avec en plus un arrière-fond familial respectable pour rassurer le banquier, ne peut envisager qu'un trois pièces riquiqui à 3-4 stations de RER de Paris, c'est qu'il y a maldonne.
Qui peut s'offrir un appart' raisonnable à Paris sur la base de son seul travail? Quelques avocats d'affaires, quelques toubibs, quelques financiers, point barre. Et encore, quelle absurdité que de constater que ces quelques métiers, les mieux récompensés par la société (pour des apports très divers, je suis d'accord avec vous) peuvent au max s'offrir un quatre pièce à Paris. Bravo mon gars, vous étiez 10000 au départ, tu es arrivé le premier, tu as bien mérité 65 m²! Ca c'est de la méritocratie!
Autrement dit: sauf rare exception, personne ne peut se payer d'appart' à Paname, parmi les centaines de milliers de ceux qui pourtant existent et ont donc un propriétaire. Comment cela se fait-ce? Et bien c'est tout simplement que personne ne peut se le payer avec son travail, mais ils sont plein à se les payer avec leur patrimoine. Leur capital.
Evidemment, si pépé te lègue 5 appart', tu n'auras aucun mal à en acheter quelques autres pendant ta vie! Récupérer 5000 euros tous les mois à rien foutre, ça permet d'envisager l'avenir avec sérénité.
De constater quotidiennement cet indéfendable écart entre une minorité de possédants, évidemment majoritairement âgés, et une majorité de couillons (dont je suis, avec 99% des jeunes du pays) qui peuvent se débattre tant qu'ils veulent mais n'ont de toute façon aucune chance d'accrocher le rêve un peu fou d'avoir une cinquantaine de mètres carrés à eux, le temps de leur petite vie, ça me mets les nerfs. Je suis impuissant. Je ne peux que regarder les prix monter, monter, monter encore, et espérer qu'une guerre du Golfe ramène les spéculateurs à la raison.
Ce billet se fait long, je vais donc conclure sans quelques digressions que j'avais pourtant en tête. Une précision majeure tout de même: pour les besoins de la façon dont j'ai voulu dérouler mon histoire dans ce post, et pour vous expliquer honnêtement les raisons d'une colère viscérale, peut-être plus viscérale encore que d'habitude, je me suis centré sur mon petit cas personnel.
La première conséquence est que je me suis concentré sur le cas de Paris, cas paroxystique il est vrai. Cela dit, la courbe de Friggit montre bien que le comportement est global: ma génération devra suer bien plus que la précédente pour vivre dans plus petit, où qu'elle soit. Et on pourrait attendre des loyers plus raisonnable à Paris, même s'il est normal qu'ils soient bien plus élevés qu'en Province. Encore une fois, je ne vois pas de loi naturelle interdisant que les prix soient deux fois plus faibles (d'ailleurs ils l'étaient il y a 10 ans).
Mais la précision la plus importante est que mon cas reste celui d'un grand privilégié. Je ne perd évidemment pas de vue que les prix exorbitants de l'immobilier ont des conséquences infiniment plus sévères sur les employés moins bien lotis que moi, contraints de s'exiler à des heures de trajet de leur lieu de travail. Un travailleur sérieux devrait, même dans un monde libéral, pouvoir se loger dans des conditions raisonnables de confort et d'éloignement.
Une dernière interrogation pour la route. Etant donné que virtuellement tout le monde constate le phénomène, et que chacun en souffre au quotidien, comment se fait-il que la question ne devienne jamais politique.
Puisqu'il y a définitivement quelque chose qui ne va pas dans le mécanisme de fixation des prix de l'immobilier, se traduisant par un déséquilibre caricatural au détriment du travail, pourquoi diable n'y a t-il pas de formation politique pour proposer de réguler la chose?
Et pourquoi les citoyens ne les forcent-ils pas à se positionner sur cette question?